Ré-imaginer nos interactions dans la ville

Amelle Meliani et Alexis Zouechtiagh

Ré-imaginer nos interactions dans la ville

Alors que l’individualisme modèle nos sociétés contemporaines, et se retrouve ancré de plus en plus dans la construction de nos villes (e.g. mobilier urbain anti-sdf), nous nous interrogeons sur ces espaces de rencontre et d’échange émergents, et qui incitent à la collaboration de différent-e-s acteur-rice-s afin de repenser l’interaction au sein de l’espace urbain.

“La métropole du XXIe siècle doit être plurielle dans son identité sans jamais laisser l’urbanisme ni la géographie créer le sentiment d’une citoyenneté divisée, éclatée, inégale : elle doit être le lieu du partage et de la rencontre entre tous ceux qui y vivent.” 

Cette citation est attribuée à l’ancien maire socialiste de Paris, Bertrand Delanoë. Elle nous interpelle car elle résume parfaitement l’enjeu majeur auquel sont confrontés nos centres urbains aujourd’hui : l’hétérogénéisation des pratiques, des individus et de l’espace. Il nous a donc semblé intéressant de s’attarder sur ce qui peut être fait pour recréer des dynamiques collectives, et faire revivre le social dans nos villes.

Des lieux favorisant la rencontre et la collaboration dans la ville, ou comment faire rencontrer des acteurs et actrices aux profils hétérogènes

Pour inciter les gens à rompre avec leur quotidien, des lieux favorisant la rencontre et la collaboration dans la ville émergent progressivement. Ils ont pour aspiration d’amener à l’échange, des acteur-rice-s hétérogènes qui s’ignorent. Ils sont ainsi aménagés de sorte à repenser la nature même de l’interaction et ont vocation à ressouder ou créer du tissu social. Aussi, ces endroits nous interrogent quant à la pertinence et la précaution de l’aménagement urbain.

Nous sommes donc allé-e-s sur le terrain afin d’observer et d’analyser deux projets citoyens cherchant à mettre en pratique cette volonté de nouer des liens :  ADN Textile à Tournai et la Grande Maison à Villeneuve d’Ascq. A partir de ces rencontres nous avons pu nous questionner plus globalement sur l’intérêt de tels endroits. L’émergence de ces pratiques nous permet de mettre en relief les changements qui s’opèrent dans les configurations de rencontre et d’échange du fait des mutations sociétales, là où « les citadins expriment un profond besoin de recréer des liens et de ré-humaniser les villes »[1]. Les questions gravitant autour des notions d’occupation et de réinvestissement de l’espace, de création de l’intérêt commun et de partage sont centrales pour apprécier l’impact réel de ces collaborations naissantes.


[1]Céline Beaufils, autrice de “Quand les lieux réinventent la ville” sur le magazine en ligne WeLab – Vers un futur collaboratif.

Comment réinvestir l’espace et créer de l’interaction ?

La collaboration et la rencontre peuvent se faire par le biais de la création, artistique ou pratique, et à travers un vecteur culturel, historique, ou simplement par l’aménagement de lieux de socialisation du quotidien. En effet, les lieux de socialisation traditionnels, tels que les bistrots[1], sont de moins en moins fréquentés car les individus se referment doucement sur un individualisme confortable du “chez soi”, permis par le développement de méthodes de communication instantanée qui poussent à la dématérialisation de la rencontre (e.g. Deliveroo). Ceci a des conséquences pour la santé publique. De nombreuses études décrivent en effet un phénomène de solitude qui serait en nette croissance et qui mettrait en péril nos villes et sociétés contemporaines[2]. Ainsi, il devient urgent de susciter chez les personnes une ou plusieurs raisons de se rencontrer, au-delà de leur cercle social immédiat. C’est alors que la pratique de design des politiques publiques constitue une véritable boîte à outils afin de développer ces projets avec une volonté de co-conception et de fonctionnement horizontal. Le design est en effet une manière innovante de concevoir l’action publique qui cherche avant tout à faire participer chacun-e dans le processus d’élaboration de projets et de politiques publiques: pour, par et avec. Cela peut se traduire par une coopération ponctuelle, à l’instar de ce qui est pensé dans le projet d’ADN Textile.

Ce projet, consistera à partir de septembre 2020 en l’occupation de cellules vides dans le centre-ville de Tournai afin d’y installer des métiers à tisser, héritages du patrimoine culturel et historique de cette ville. C’est donc autour d’ateliers de tissage, que les étudiant-e-s des Beaux-Arts, d’anciens ouvrier-ère-s textile et des citoyen-ne-s, viendront se rencontrer afin de collaborer. En s’exprimant autour de l’utilisation de ces machines ils broderont leurs interactions sur ce qu’ils et elles ont en commun, notamment leur intérêt pour le monde du textile, leur appartenance et participation, même anecdotique, à l’histoire de Tournai. Cet exemple illustre bien cette tentative de mélanger des populations séparées par des fossés intergénérationnels, vocationnels et culturels.


[1]https://www.lefigaro.fr/vox/societe/2018/02/15/31003-20180215ARTFIG00228-7-000-cafes-ferment-chaque-annee-ca-suffit.php

[2]https://www.demainlaville.com/ville-lutte-efficacement-contre-solitude/

La Grande Maison – le Tiers-lieu du faire ensemble

On voit ainsi sur cette image le lieu qui va accueillir le projet de La Grande Maison en bas à gauche, les jeunes en situation de handicap et leurs éducateurs en bas à droite, et finalement tous les soutiens actuels au projets sont mentionnés en haut.

Exploiter les potentiels de lieux du quotidien

Certain-e-s acteur-rice-s peuvent aussi faire le pari de susciter l’interaction en décidant de mettre seulement à disposition un lieu. L’initiative de l’échange est ensuite laissée aux individus venant s’y retrouver.

Pour illustrer un peu ce concept on peut aller regarder du côté du projet de la Grande Maison de l’Institut d’Éducation Motrice Christian Dabbadie à Villeneuve d’Ascq. En réfléchissant l’aménagement du bâtiment adjacent à l’IEM, renommé “La Grande Maison”, Marion Tocci, responsable du projet, nous explique vouloir créer « un lieu de vie, et où on se rend compte qu’on peut vivre ensemble et qu’il n’y ai pas tant de différences que ça.» On veut que des personnes issues du monde professionnel, des jeunes en situations de handicap et des voisin-e-s de l’IEM, choisissent de «faire ensemble», en occupant cette bâtisse.

L’idée est de briser la glace entre ces personnes au travers d’activités dans le fablab de l’IEM ou dans le café de la Grande Maison.

Les individus entrent ainsi dans ce qu’on peut appeler une “colocation urbaine[1], et à l’instar de ce qui est pensé à la Grande Maison, les cafés participatifs, les parcs et lieux ludiques peuvent également être des catalyseurs de rencontre pour des personnes de tout âge et de toute catégorie sociale. Pour ce qui est de la Grande Maison, le grand parc se situant derrière l’IEM est clairement une des portes d’entrée principale sur laquelle l’équipe mise énormément.  

On peut opposer cela à l’héritage de la ville moderne, sanctuaire du besoin individuel et de l’efficacité, qui a eu tendance à toujours plus cloisonner et individualiser les parcours.


[1]Céline Beaufils, autrice de “Quand les lieux réinventent la ville” sur le magazine en ligne WeLab – Vers un futur collaboratif

Des mises en pratique pourtant pas toujours sans obstacles

Il est toujours nécessaire d’anticiper les difficultés qu’on peut potentiellement rencontrer dans la mise en place de ce genre de projets. On remarque ainsi que le financement reste souvent un sujet de crispations. En effet, la volonté de recréer du tissu social est nécessaire, et produit sans aucun doute des effets positifs sur nos populations, pourtant ces activités ne sont pas nécessairement rentables mais nécessitent tout de même de nombreux moyens (humains, matériels, …). Lorsqu’on reprend l’exemple d’ADN Textile, ce serait par exemple inconcevable de faire payer les participant-e-s. Il demeure néanmoins essentiel de payer les loyers des locaux vides… C’est donc sans surprise qu’Olivia, responsable du projet, indique que la problématique du financement est absolument centrale pour la réussite de leur initiative.

De toute évidence, il existe plusieurs moyens de financer ce type de projets. Il est par exemple concevable de développer des formes d’auto-financement pour les pérenniser. Il faudrait cependant faire attention à ne pas franchir la ligne à partir de laquelle l’objectif initial, celui que des individus choisissent de se rencontrer sur une base volontariste, serait dénaturé. Ainsi lorsque Marion Tocci ambitionne de participer au fait que la Grande Maison devienne un « lieu économiquement rentable», on ne peut que saluer une initiative qui inscrit ce type de structure dans l’économie locale et s’affranchit de la contrainte financière. Nous restons toutefois conscient-e-s des difficultés que cela peut poser : par exemple, cela pourrait remettre en cause le potentiel d’interaction entre les enfants en situation de handicap, et les salarié-e-s d’une entreprise qui y seraient présent-e-s uniquement car le lieu a été réservé pour un séminaire.

Une piste à explorer pourrait être celle de l’investissement public. En effet, cette démarche de renouer des liens entre individus passe par un changement de paradigme concernant l’aménagement de l’espace public. Les démarches volontaristes qu’on a pu observer jusqu’ici proviennent déjà d’acteur-rice-s publics, l’IEM financé par l’Assurance Maladie, et l’Académie des Beaux-Arts de Tournai, un établissement d’enseignement supérieur public. Cela relève donc parfaitement des compétences du design des politiques publiques. On peut donc imaginer un futur dans lequel l’approche du design nourrirait une partie de la réflexion autour de la notion de service public.

Salle de Tissage de l’Académie des Beaux-Arts de Tournai

Une salle parmi tant d’autres à l’Académie des Beaux-Arts, mais qu’Olivia et Florette connaissent bien, étant donné que c’est ici qu’elles interviennent pour transmettre leurs savoirs et connaissances des métiers et de l’art textile. On voit ici une partie de leurs étudiants, qui participeront certainement à ADN Textile en septembre 2020.

Un bel enthousiasme

Il nous paraît indéniable que les démarches visant à mélanger un peu plus nos populations sont terriblement nécessaires. Nos sociétés s’individualisent, et hétérogénéisent nos besoins alors qu’ensemble nous sommes encore capables de créer, d’échanger et de trouver nos propres solutions. Les initiatives ne se résument pas seulement à celles que nous avons pu étudier, elles sont plurielles mais s’ancrent dans une dynamique commune, celle de mieux gérer le “faire ensemble”.

Il faut toutefois rappeler que pour l’instant, ces initiatives ne sont qu’à un stade de projet, et ce qu’on lit réellement c’est qu’il existe une carence. Cette problématique dépasse pourtant la simple problématique citoyenne, et c’est un phénomène de société dicté par une logique de marché, qu’il est nécessaire de combattre. On se demande donc si on ne bénéficierait pas tous-te-s à ce que ces initiatives viennent à être appuyées avec plus d’empathie par nos gouvernements respectifs.

Un article écrit par Amelle Meliani et Alexis Zouechtiagh, deux étudiantes de la majeure métiers des relations public/privé Sciences Po Lille.