Partage d’une société, société de partage ; vers un renforcement du partage dans notre monde contemporain ?

Marine Faure et Virgil Mesnier

Partage d’une société, société de partage ; vers un renforcement du partage dans notre monde contemporain ?

La question du partage apparaît de plus en plus importante dans notre société et notre façon d’être. Elle marque un retour à une vie façonnée par l’échange et un certain sens de la communauté, un retour de l’homme social et sociable. En rupture avec les modèles précédents (du capitalisme, du bonheur individuel…), ce besoin de reconnexion sociale et d’entraide solidaire entre les individus tend à s’affirmer dans les villespar des projets visant à recréer du lien social et à réinsuffler une vie de quartier. C’est en somme une dynamique forte de partage de la ville qui s’observe, dans le but de refaire corps et de recréer société. 

Depuis une dizaine d’année émergent en France et dans le monde des nouveaux modes de consommer fondés sur le partage : une société comme Blablacaren est l’exemple. Cette entreprise marque le changement de paradigme dans la manière dont nous consommons : la voiture en elle-même n’est plus l’objet acheté mais c’est le déplacement, le nombre de kilomètres parcourus en partageant une voiture et de ce fait un moment avec des inconnus, qui a de la valeur. L’économie du partage désigne ce nouveau mode de consommation qui permet de partager entre plusieurs consommateurs des produits. Pourtant contradictoire avec la qualification de notre société comme individualiste, ce mode de consommer qui prend peu à peu place dans notre quotidien côtoie toujours son prédécesseur. Cette économie du partage a de plus une incidence territoriale forte qui est celle de rassembler les gens : elle doit alors s’incarner dans des lieux spécifiques que notre analyse se propose d’envisager. La notion de partage doit, de plus, être aussi considérée dans sa dimension sociale et ce sont donc tous ces aspects que nous analyserons.

Il s’agit ainsi ici de questionner la notion de partage pour déterminer les nouvelles formes qu’elle prend et les lieux dans lesquels elle s’incarne. Autrement dit comment ce nouveau modèle prend corps en termes de logistique et de spatialité ?

Un constat : la carence de partage

Ce que le philosophe Gilles Lipovetsky nomme « société hypermoderne » est une société individualiste qui s’actualise dans la consommation individuelle de masse. Comment ne pas trouver de ressemblance avec la société dans laquelle nous évoluons ? Il est aisé de faire le constat que les civilisations occidentales ont privilégié des modèles individualistes et matérialistes avec parfois – souvent – le regret d’un passé lointain, inconnu, idéal de communautés qui partagent des valeurs, des moments de vie et pas seulement des biens de consommation. 

Pour Jérémy Rifkin « La population, globalement, a été dépouillée de son pouvoir civique collectif et atomisée en millions d’agents autonomes, contraints de se tirer d’affaire individuellement sur un marché tenu par quelques centaines de compagnies mondiales ».Le sociologue Serge Paugam se questionne même : « Une société composée d’individus autonomes est-elle encore une société ? ». En effet c’est un processus historique qui n’a cessé de placer l’individu en position de supériorité par rapport au groupe, le collectif et la solidarité qui lui est intrinsèque ne semblent plus avoir de valeur. Cette question prend sens lorsque l’on regarde le terrain : une enquête menée en 2012 par le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) révèle que Huit Français sur dix estiment que le « vivre ensemble » est fragilisé dans notre société. Ce sentiment largement partagé montre une faille sociale dans notre pays qui arbore pourtant fièrement la fraternité comme dernier terme de sa devise.

Sans partage formons-nous toujours un groupe ? Comme évoqué plus haut le partage reprend forme depuis quelques années sous forme économique entre autres, et il s’agit de constater, de concert avec de nombreux penseurs que l’homme est un animal sociable avant d’être un consommateur. C’est cette résurgence de l’homo sociabilisqu’il est important de décrire.

La réaction contemporaine à la société individualiste

Internet, outil du XXIe siècle, a permis cette résurgence du partage à travers ses réseaux sociaux, ses sources en libre accès, le crowdfundingcrowdsourcing… Le partage a pris la forme d’un bouton clignotant en haut de notre écran d’ordinateur. Au-delà de notre consommation prononcée de numérique, celui-ci a permis, comme nous l’évoquions plus haut, l’émergence d’une nouvelle formed’économie et de consommation : l’économie du partage, la consommation collaborative, l’innovation sociale collaborative non-marchande. La mobilité a ainsi été révolutionné à travers l’auto partage ou les véhicules en libre-service,

la consommation de biens matériels par les achats groupés ou les échanges entre particuliers, ou encore les services par des exemples nombreux comme avec la garde d’enfant mutualisée. Mais il faut distinguer l’économie collaborative qui repose sur un intérêt économique d’une autre forme de consommation construite sur l’échange non marchand. Cette distinction est parfaitement illustrée par la différence qui existe entre Air BnB et Couch Surfing : deux plateformes en lignes qui permettent de loger chez un habitant. Dans le premier cas le consommateur paye pour un service : une nuitée ; dans l’autre le but est d’échanger avec l’habitant qui nous héberge un repas d’une culture qui n’est pas la sienne, des discussions…  Au-delà d’une consommation collective ce mouvement a instauré l’envie du « faire soi-même », comme le constate Jérémy Rifkin : cela passe par un échange de connaissances dans l’apprentissage d’une technique mais aussi le partage de matériel.

La multiplication des Fablabset de la culture du DIY (Do It Yourself) est l’expression de ce que Rifkin qualifie de troisième révolution industrielle : l’industrie du faire soi-même ; en effet ces labos sont des ateliers de fabrication numérique dans lesquels sont mutualisés des compétences et des outils comme des imprimantes 3D pour pouvoir créer ce qui répond à son besoin.Le DIY prend aussi parfois la forme d’un échange avec une personne qui détient la technique : c’est le cas des accorderies, des Time Banks : on échange du temps de service contre le même temps d’un autre service. Cette collaboration non marchande est l’expression de l’échange d’un don et non d’une valeur monétaire.  

Réponse frontale à la société individualiste, le partage s’incarne dans des modes de consommer comme dans de nouveaux lieux, physiques (Fablabs) et virtuels (plateformes en ligne).

Changer de paradigme 

Le principe collaboratif du partage, amène alors à interroger concrètement comment des démarches de conceptions participatives sont mises en place.  Passé les considérations théoriques, qu’en est-il de la réalité de terrain ?

Nous avons choisi d’illustrer cela en prenant l’exemple d’un quartier qui semble avoir perdu sa vie communautaire et celui, à l’opposé, du secteur de l’enseignement qui a toujours été un lieu de partage mais vertical et codifié.

Comment le changement de paradigme évoqué plus haut prend corps dans ces deux cas et se réalise-t-il vraiment ?

« Une initiative citoyenne qui provoque de nouveaux moments et de nouveaux lieux de rencontre au sein d’un quartier que la vie semblait déserter. »­

Le quartier, plus petite échelle territoriale pour la gouvernance, est un lieu propice à l’échange entre habitants, entre voisins, qui fréquentent souvent les mêmes établissements scolaires ou exercent les mêmes activités. Pourtant force est de constaté que la vie inhérente à la communauté de quartier a disparu dans certaines zones au fil du changement de statut de ces territoires. Passé de secteur actif en termes d’emploi à un secteur uniquement résidentiel, l’activité liée au travail a disparu et le partage entre individus qui en découlait aussi.

Ressusciter la vie de quartier c’est ce que de nombreux habitants essaient de mettre en place eux-mêmes, sans l’aide de politiques publiques extérieures. Ils s’écoutent, s’interrogent et conçoivent ensemble les services qu’ils désirent dans une démarche de co-conception. Par cette approche éminemment « bottom-up », ou ascendante, une nouvelle posture de partage s’affirme, celle d’échanges constamment repensés pour s’adapter à toutes et à tous, dans une spatialité renouvelée. C’est ainsi que l’on voit se créer à petite échelle territoriale des espaces partagés sous forme de tiers lieux ouverts aux habitants.

Café Nomade : un café qui bouge chez les gens

Concept qui a pris forme au sein du quartier de Fives depuis longtemps délaissé de ses anciennes terrasses, le Café Nomade propose aux habitants de se rendre chez leur voisin, proche ou plus lointain, qui les accueille autour d’un café ou d’une bière pour un temps d’échange qui permet de faire des rencontres au sein du quartier.

Le CREALab, lieu de partage de connaissances

Le CREALAb est un fablab implanté dans une partie en friche du centre de formation INSPE. Il propose à tous ceux qui fréquentent le bâtiment d’utiliser les machines et outils à leur disposition. Lieu de partage de connaissance : le CREALAb permet de décloisonner la hiérarchie présente dans cet institut pour que chacun apporte son savoir sur l’utilisation des machines aux autres utilisateurs.

Le Café Nomade nous montre comment une initiative citoyenne permet de provoquer de nouveaux moments et de nouveaux lieux de rencontre au sein d’un quartier que la vie semblait déserter. Cette co-élaboration entre une association qui connaît bien le territoire et les habitants qui font des retours pour faire évoluer le projet montre comment le partage peut être porté par des collectifs citoyens.  

L’éducation nationale ensuite, que nous pourrions définir comme institution de partage de connaissance apparaît pourtant comme rigide, ayant une approche verticale. La transversalité et la participation de tous ne semblent pas y être maîtres mots. Le CREALab se montre alors en rupture en mettant un point d’honneur à la transversalité et à l’échange au-delà de la hiérarchie. Au sein de l’INSPE, le fablab propose une nouvelle approche bien différente et s’axe sur l’élaboration et le savoir partagé entre tous, tant au sein de l’institution que du quartier lui-même.

Ces exemples, tous deux présents au sein de la métropole lilloise s’inscrivent dans l’évènement « Lille métropole 2020 capitale mondiale du design » et représentent la maison dite « ville collaborative ». En effet ils sont des formes différentes de ce que l’on a auparavant vu comme économie de la collaboration ou du partage, étant à échelle réduite d’une ville voire d’un quartier. Ils ont aussi la particularité d’être en co-élaboration entre les fondateurs et les usagers : procédant par essai / erreur, le retour des usagers de ces projets sont aussi important que l’impulsion première pour faire évoluer l’idée. Co-expérimenter c’est essayer ensemble pour parvenir à vivre ensemble.

Limites de ces modèles de partage et conclusion

Cas isolés d’initiatives citoyennes, difficultés de mise en place dans des bâtiments de l’éducation nationale ; les limites ne sont pas moindres à ces embryons de société de partage. Nous ne pouvons que saluer la volonté d’augmenter le vivre ensemble, mais dans les modèles économiques de partage évoqués plus haut ce vivre ensemble pose question. Pour certains l’économie du partage est aussi un moyen de faire beaucoup de profit. La consommation collaborative ne nous pousse-t-elle pas finalement à consommer davantage puisque considéré comme éthiquement plus viable ?

Nous l’avons vu l’essor de l’économie du partage, de la consommation collaborative et de l’échange non-marchand de service est issu d’un changement de paradigme social initié par la volonté de recréer du lien entre les personnes er peut être fondé sur la volonté de consommer de manière plus responsable en s’inscrivant dans une forme d’économie circulaire. Finalement l’échelle territoriale la plus adapté ne semble-t-elle pas être la ville ? Qualifier la ville de « collaborative » prend finalement sens lorsque l’on évoque le partage, car ce que l’on partage, c’est la ville.

« Le fablab propose une nouvelle approche bien différente et s’axe sur l’élaboration et le savoir partagé entre tous, tant au sein de l’institution que du quartier lui-même. »

Un article écrit par Marine Faure et Virgil Mesnier, deux étudiants de la majeure métiers des relations public/privé Sciences Po Lille.