Partager plutôt que posséder?

Cécile DROUET et Marion RIEDEL

Partager plutôt que posséder?

12 minutes. C’est la durée moyenne d’utilisation d’une perceuse sur la totalité de sa vie[1]. Depuis dix ans, les réseaux de partage et d’entraide entre voisins fleurissent dans de nombreux quartiers incitant les voisins à partager leur perceuse plutôt qu’à en acheter une pour leur usage personnel. Cette prise de conscience progressive participe au développement d’une économie servicielle, basée sur l’achat de temps d’utilisation d’un objet plutôt que sur l’achat de sa propriété. De cette manière, le temps d’utilisation des ressources matérielles s’en trouve sinon optimisé, du moins amélioré.

Que ce soient pour la location de véhicules, d’outils, de logement ou l’utilisation d’une machine à laver, il est aujourd’hui possible d’acheter, sur la base d’un prix, de nombreux services. Toutefois, les réseaux de partage entre voisins ne se basent pas en général sur un échange monétaire. Ce qui fait la force de ces réseaux, c’est aussi le lien social qu’ils permettent de recréer. Ce lien social est basé sur une relation de confiance mutuelle non monétisée : « je te prête ma perceuse, tu me la rends en bon état, et tu es disposé(e) à me prêter ton taille-haies quand j’en aurais besoin ». Une fois instaurée, cette relation de confiance peut perdurer autant que les parties en auront l’envie. Mais la difficulté est justement d’instaurer cette relation.

En effet, prêter un objet à une personne que l’on ne connait pas semble plus compliqué que le prêter à une personne qu’il l’a déjà utilisé une dizaine de fois. Tout propriétaire aurait alors plus de facilité à craindre que son objet soit mal utilisé, abîmé, cassé ou simplement non restitué. Ainsi, une étude[2]montre que 61% des personnes interrogées citent la question de la sécurité comme principal frein au recours à l’économie collaborative[3]. Certains groupes ont ainsi décidé de fixer un prix monétaire sur l’utilisation de l’objet afin de sécuriser son usage. Cependant, si l’encadrement de l’utilisation d’un service par un prix permet de tisser un lien de confiance, il n’est pas toujours suffisant pour susciter la collaboration.  Comment faire pour engager en amont les particuliers à partager leurs ressources privées en les rendant accessibles à un plus grand nombre ? 


[1]Infographie de l’ADEME : « Comment reprendre la main sur nos consommations ? »

[2]Enquête auprès des consommateurs réalisée par TNS sofres en 2015 « Enjeux et perspectives de la consommation collaborative »

[3]Eclairage Vie Publique « L’économie collaborative : un nouveau modèle socio-économique ? « 

Dépasser la barrière des réticences

Imposer à un particulier de participer à un réseau de partage entre voisins ou à mettre à disposition ce qu’il possède n’est définitivement pas une solution. 

Lionel Doyen, designer du projet lillois Oke Charge l’a bien compris. Oke Charge apporte une solution de recharge pour tous les propriétaires de voitures électriques qui n’ont pas forcément accès à des bornes en pleine campagne. Il incite les particuliers, et surtout les propriétaires de véhicules électriques, à mettre à disposition de quiconque une prise électrique à l’extérieur de leur maison, moyennant une rémunération via une application. Pour Lionel Doyen, tout l’enjeu tourne autour de ce qu’il appelle « l’hôte », ce particulier qui va mettre à disposition sa prise extérieure. Il s’agit de « lui faire accepter que quelqu’un vienne charger, qu’il comprenne qu’il n’y a pas d’intrusion ». Mais il a bon espoir que cela fonctionne, notamment parce qu’avec l’augmentation du nombre de voitures électriques, le besoin de recharge électrique en dehors des stations-services ne cesse également de croitre. L’utilisateur d’une voiture électrique se voit ainsi incité à collaborer avec les autres utilisateurs de voitures électriques en mettant à disposition une prise électrique accessible de l’extérieur de sa maison.  

De fait, une grande partie de l’économie de partage fonctionne sur le même principe : un particulier met par exemple à disposition d’inconnus via une plateforme de mise en relation, son logement, ses outils, etc. contre rémunération financière[1]. Cette économie de partage remet au centre les interactions entre les acteurs économiques et transforme ainsi l’approche néoclassique qui tend à neutraliser la dimension relationnelle au cœur de la création de valeur[2]. Lionel Doyen sait qu’il participe à l’approfondissement de cette économie tournée vers le service et l’aide entre particuliers. 

C’est également ce que constate Louis-Marie Dumon, un architecte qui détonne par son approche de la réhabilitation des jardins privés des particuliers. Il développe aujourd’hui un projet appelé Design Paysagé, qui vise à proposer aux particuliers lors de la réhabilitation de leurs maisons individuelles, de réinvestir leurs fonds de jardins pour les transformer en un plus vaste espace naturel partagé avec les autres parcelles voisines.

 

Le concept de co-design prend alors tout son sens. Il vise à reconnecter tous les opérateurs d’un projet aux usagers en les amenant co-construire avec eux. Le projet est construit en partant des usages, pour les utilisateurs directs du projet. On parle d’un design par l’usager.[3]

Dans le cadre de cette démarche de co-construction avec l’usager, un espace naturel à double usage pourrait émerger. D’une part, les co-propriétaires pourraient s’approprier l’endroit pour en fait un plus vaste espace naturel de communauté. D’autre part, cela faciliterait la continuité de la trame verte et bleue, créant un espace de promenade ouvert à un public plus large que les simples copropriétaires. Une piste cyclable pourrait par exemple être imaginée. Toutefois, l’intimité du particulier est remise en question. A quelles conditions accepterait-il de voir son fond de jardin transformé en lieu de promenade ? Imaginer des barrières amovibles permettrait par exemple de limiter cette intrusion, tout en permettant une continuité visuelle sur la nature. Cette démarche de mise en commun d’un lieu fort d’intimité élargirait la notion d’économie de partage. Dans le cadre de cette démarche de co-construction avec l’usager, un espace naturel à double usage pourrait émerger. D’une part, les co-propriétaires pourraient s’approprier l’endroit pour en fait un plus vaste espace naturel de communauté. D’autre part, cela faciliterait la continuité de la trame verte et bleue, créant un espace de promenade ouvert à un public plus large que les simples copropriétaires. Une piste cyclable pourrait par exemple être imaginée. Toutefois, l’intimité du particulier est remise en question. A quelles conditions accepterait-il de voir son fond de jardin transformé en lieu de promenade ? Imaginer des barrières amovibles permettrait par exemple de limiter cette intrusion, tout en permettant une continuité visuelle sur la nature. Cette démarche de mise en commun d’un lieu fort d’intimité élargirait la notion d’économie de partage. 


[1]Article du Figaro: « Airbnb et Blablacar font le succès de l’économie partagée », 2015

[2]Huet, F. & Choplin, H. L’économie de fonctionnalité comme économie de « coopéraction » : le cas du développement de logiciels, Projectique, 2012

[3]Dubois, L., Le Masson, P., Cohendet, P. & Simon, L. (2016). Le co-design au service des communautés créatives. Gestion, vol. 41(2), 70-72. doi:10.3917/riges.412.0070.

Le système Oke charge met en relation des particuliers pour recharger leur véhicule électrique. Il permet aux individus privés de mettre à disposition via l’utilisation d’une application mobile, une prise située à l’extérieur de leur habitation privée pour la recharge de véhicules électriques.

Construire un réseau de partage créateur de liens sociaux permet

aussi d’en profiter personnellement

Les réseaux de partage fonctionnent notamment sur la confiance, mais aussi sur l’idée d’un possible échange futur[1]. Cette confiance et cette relation d’échange mutuel n’est pas toujours innée. On l’a dit, dépasser les réticences de chacun est un préalable à l’investissement personnel des acteurs dans le réseau. L’échange pratique se fait sur la base d’une relation sociale, et c’est justement ce que la ville collaborative met en son cœur. Les réseaux de mise en commun permettent de recréer des liens sociaux, de voisinage, de partage disparus. Lionel Doyen pense ainsi qu’Oke Chargeva pourvoir « créer du lien avec l’habitant potentiel » et « on peut réussir à créer de la rencontre, l’échange, les messages [via l’application] ». Dans le cas du Design paysagé, les habitants vont pouvoir réinvestir l’espace nouvellement partagé comme lieu de rencontre et de partage. Potagers, vergers, mini-forêts, nombreuses sont les possibilités qu’offre le design paysagé pour faciliter les échanges entre les habitants d’un même quartier. 

Mais le fait de savoir que l’on va pouvoir accéder à ce réseau et en faire usage individuellement a également son importance. En partant des usages et des besoins très concrets des usagers, on peut proposer un service qui s’adapte parfaitement à ces besoins, et qui peut alors profiter à un plus grand nombre. La démarche de design prend alors ici tout son sens. En partant des usages, et donc en allant sur le terrain écouter les besoins des particuliers, on recherche, on construit et on teste avec eux des solutions. Les projets Oke Chargeet Design Paysagése construisent sur ce qui existe déjà et cherchent à l’adapter, à l’améliorer pour que l’usage en soit facilité. Lionel Doyen l’exprime clairement en disant que mettre à disposition une prise extérieur à louer « rend sacrément service à l’usager ».

En effet, si l’avenir proche de la mobilité va se jouer en partie dans les véhicules électriques, les infrastructures de recharge ne sont pas suffisantes. Et c’est toute une façon de repenser la mobilité qui doit être amenée. Au lieu de penser une mobilité centralisée autour d’un point de recharge, Oke Charge a l’ambition de décentraliser ce processus afin que l’on puisse « recharger son véhicule tous les 100 mètres ». Il est même envisagé de créer des partenariats avec les Mairies et les villes afin qu’elles proposent elles aussi des prises à disposition des particuliers. Reste à traiter le problème juridique que pose la revente d’électricité par un particulier, il n’est à ce jour pas encore possible pour ce dernier de revendre son électricité à quiconque souhaitant l’acheter. Ainsi, on assiste ici à une intensification de l’usage d’un objet, dans ce cas précis, la prise, pour répondre à de multiples fonctions différentes (recharger sa voiture mais également pourquoi pas son portable, sa trottinette…). Dans le cadre du Design Paysagé, mettre en commun son fond de jardin permet d’intensifier son usage, lieu de partage entre voisins, de biodiversité, lieu de détente dans un vaste espace naturel. En partageant une parcelle de son terrain, on profite également de la parcelle des autres, et d’un potentiel accès à plus de nature. Dans le cadre de l’artificialisation croissante des sols, ce projet de mise en commun des espaces apparait comme novateur pour lutter contre ce phénomène et ainsi prolonger la trame verte et bleue du territoire. 


[1]Philippette, T., Collard, A. S., & Klein, A. L’économie collaborative : entre jeu, participation et confiance. Recherches en Communication, 2016

Dans le Cadre du Design Paysagé les fonds de jardins de plusieurs habitations voisines sont mis en commun afin de co-créer avec les futurs habitants un espace partagé entre copropriétaires et de redonner des perspectives sur la nature.

Mieux accompagner les particuliers en adaptant notre système juridique

et financier pour faciliter le partage des ressources privées. 

La construction de tels projets se fait avec et par les acteurs grâce au co-design. Ce sont eux qui décident en dernier ressort s’ils souhaitent participer au réseau, mettre en commun, s’investir dans un projet collectif. Et il faut accepter que cela prenne du temps parfois. Au-delà de cet enjeu de co-design avec les usagers, inciter des particuliers à mettre leurs ressources privées en commun ne peut se faire qu’avec l’évolution du droit quant à cette économie servicielle basée sur le partage[1]. La législation doit s’adapter à ces nouvelles formes de collaboration et pouvoir les encadrer pour éviter les litiges qui pourraient survenir entre les particuliers. 

De plus, Le développement de l’économie collaborative a touché dès l’origine le secteur des assurances. En effet, cette transformation de l’économie interroge le contenu des contrats d’assurance habitation ou automobile, notamment à travers la création de plateformes telles que BlaBlaCar ou Airbnb. Le secteur assuranciela su y voir rapidement l’opportunité de recréer la confiance des particuliers et entreprises en ses services, mais surtout y trouver une place de choix pour s’étendre à de nouvelles relations entre les particuliers. Les assurances se sont peu à peu développées pour protéger non plus le bien mais l’usage du bien[2].

Enfin, financer ces projets collaboratifs relève encore parfois du défi. Pouvoir réhabiliter les fonds de jardin de plusieurs particuliers repose par exemple sur l’aptitude de chaque particulier à disposer d’une capacité financière validée par son banquier. Afin d’accompagner au mieux tous les particuliers dans l’obtention de leurs financements, une participation publique pourrait être imaginée sous forme d’une subvention particulière par exemple. Cette stratégie permettrait de multiplier le développement de cette initiative dans la création de ces nouveaux lotissements à jardins partagés, et d’ainsi préserver la continuité écologique de la collectivité. 

Le développement d’une économie tournée autour des services plus que des objets, accompagnée aujourd’hui notamment par la loi sur l’économie circulaire, montre une transformation en profondeur de notre manière de vivre et remet en question nos pratiques. Ainsi, il semble que l’heure soit à l’utilisation par de multiples individus plutôt qu’à la possession.


[1]Mémoire rédigé par M. Dejean : Quel cadre légal pour les plateformes d’économie collaborative et leurs utilisateurs ? Illustration au travers du cas « Airbnb », 2017

[2]Toucas-Truyen, P. « Temps forts », RECMA, vol. 342, no. 4, 2016

Un article écrit par Cécile DROUET et Marion RIEDEL, deux étudiantes de la majeure métiers des relations public/privé Sciences Po Lille.