Faciliter et organiser la collaboration entre acteurs hétérogènes : mirage des politiques publiques ou nouvelle manièrede fabriquer la ville ?

Lucie SCHNEIDER et Léo KACZOR

Faciliter et organiser la collaboration entre acteurs hétérogènes : mirage des politiques publiques ou nouvelle manièrede fabriquer la ville ?

La collaboration des différents acteurs associés à la manière de faire la ville est un phénomène récent et qui répond à une aspiration démocratique. Cependant c’est un réel défi pour les différentes parties prenantes d’un projet, d’autant plus difficile à surmonter quand les acteurs n’ont pas l’habitude de collaborer entre eux. Plusieurs projets, avec des approches différentes, cherchent toutefois à favoriser cette collaboration et à permettre la création d’un lien social nouveau. Si la collaboration au niveau de la conception des projets est effective, il est souvent plus difficile d’en évaluer les bénéfices. Enfin de tels projets font face à de réels obstacles, qui ne sont pas facile à surmonter.

« La façon dont on conçoit une ville est la façon dont on va y vivre. ».

Ces mots de Martine Aubry, Maire de Lille, au moment de la sélection de la Métropole Européenne de Lille comme capitale mondiale du design 2020, illustrent l’importance de l’étape de conception des aménagements, qui est déterminante dans l’usage qui va en être fait. Dans ce contexte la collaboration devient un élément central et essentiel dans la conception de la ville et des politiques publiques.

La collaboration comme moyen de construire

la ville de demain

Collaborer ou coopérer signifie mettre en œuvre un processus de co-construction de connaissances qui dépasse les oppositions traditionnelles entre les savoirs pratiques et théoriques, les savoirs de l’usager et ceux de l’expert. Ces savoirs sont différents et complémentaires. Il s’agit de créer un espace où tous les publics peuvent participer pour construire un projet ensemble. On parle d’organisation horizontale. Dans l’idéal, la collaboration se ferait dans toutes les étapes du projet en question, et toutes les parties prenantes seraient sur un pied d’égalité (les collectivités, les aménageurs, la société civile…). 

Traditionnellement, les décideurs fabriquent la ville et les services publics sans impliquer la population locale. Dans son article “La recherche sur les acteurs de la fabrication de la ville : coulisses et dévoilements”[1]paru en 2019, Véronique Biau explique que le tournant des années 2000 entraîne une remise en cause du modèle « descendant » au profit d’une dynamique collaborative dans laquelle les citoyens sont invités à intervenir.

Toutefois, les parties prenantes sont habituées à agir chacune de leur côté, avec des techniques et des langages qui leur sont propres. Dans la pratique, organiser une collaboration entre des acteurs qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble peut se révéler complexe. Cette difficulté de collaborer apparaît à plusieurs étapes, notamment au niveau de la co-conception du projet, mais aussi sur la collaboration effective une fois que le projet est inauguré. Il faut donc questionner ces difficultés, en étudier les facteurs, et explorer les pistes qui sont mises en œuvre afin de pallier à ces obstacles, tout en analysant leur portée. 


[1]Territoire en mouvement, Revue de Géographie et Aménagement 2019

Projet Trait d’Union : la cité culturelle et sociale de la ville d’Armentières

A l’initiative de la mairie, l’ancien collège d’Armentières, une ville de la Métropole Européenne de Lille, a été réhabilité en Pôle social et Culturel pour abriter les services municipaux ainsi que des associations. Ce projet est mené en collaboration avec des designers dont le travail consiste à susciter la rencontre des différents publics, par exemple l’ancien préau est transformé en lieu d’accueil mutualisé et a pour vocation de devenir un lieu de vie et de rencontre. Le regroupement des différents services municipaux et associations dans un même lieu favorisera de nouvelles collaborations.

La collaboration entre des acteurs hétérogènes dans la

co-conception des projets : une nécessité afin d’obtenir

un service fait pour et par les usagers

Selon le think thank numérique « réseau durable », les citoyens sont les premiers bénéficiaires des aménagements urbains et pour cette raison ce sont eux qui sont les mieux placés pour penser et développer des projets rendant la ville agréable et attractive. Suivant cette logique, pour que la ville soit intelligente, la société civile doit être actrice de son développement. Pour cela un des défis est de faire comprendre les enjeux des démarches collaboratives aux habitants pour qu’ils puissent participer au projet. Cette participation peut passer par des consultations du public. Par exemple, dans le cadre du projet de Pôle Social et Culturel d’Armentières (voir encadré), les designers sont allés interroger les différentes structures et associations qui investiront le lieu pour déterminer leurs besoins, leurs contraintes et leurs habitudes de travail, mais aussi les usagers afin de connaître leurs attentes. La consultation des différentes structures qui occuperont l’espace permet de pouvoir construire un lieu qui répondra à leurs attentes.

De plus, le travail d’écoute des usagers permet d’élaborer un service plus adapté à leurs besoins, et constitue la première étape dans la mise en place d’un espace public appropriable. Toutefois il est possible d’aller plus loin dans la collaboration en impliquant directement les usagers dans la conception du projet comme c’est le cas pour le Parking Gare de Roubaix (voir encadré) : l’équipe de designers est allée rencontrer les habitants de la ville afin de recueillir leurs témoignages sur les lieux environnants de Roubaix.

Ces témoignages ont pour but d’associer des lieux de vie à des émotions, afin de réaliser un « voyage émotionnel » au cœur de la ville. Ces récits de vie seront ensuite retranscrits dans le parking de manière graphique et sonore. Cette démarche est plutôt inédite et à été un succès : les roubaisiens se sont investis ensemble dans le projet et peuvent s’approprier le lieu. 

Pour faciliter l’émergence d’idées, Alain Renk, architecte urbaniste, a élaboré « villes sans limite » : un dispositif de réalité augmentée qui permet à chacun, depuis une tablette numérique, d’imaginer des transformations réalistes pour un quartier. L’utilisateur n’est pas sollicité pour valider un projet qu’on lui aurait présenté mais pour proposer lui-même son propre projet. Ainsi chacun peut soumettre ses idées et enrichir celles des autres, que l’on soit professionnel ou non. Les rôles sont moins figés. Plusieurs communes ont déjà testé ce dispositif pour des opérations particulières, comme par exemple Montpellier, dans le sud de la France, où les habitants se sont approprié l’outil et ont ensuite organisé des ateliers de co-conception, impliquant même une école du quartier.

Cependant, ces projets se situent relativement bas dans l’échelle de participation réalisée par le Centre d’écologie urbaine de Montréal, qui définit cinq niveaux de participation et d’influence.

Ces projets se trouvent plutôt au palier numéro deux, à savoir “consulter et recueillir de l’information”. Il ne s’agit pas de collaboration d’égal à égal : la collaboration est organisée par les porteurs du projet et les citoyens ne sont pas associés à la prise de décision finale. On pourrait imaginer une collaboration plus égalitaire avec une initiative citoyenne puis une gestion commune où chacun aurait un rôle à jouer.

Projet Parking Gare Roubaix : Co-conception d’un voyage émotionnel. 

Dans ce projet qui se tient actuellement à Roubaix, ville de la Métropole Européenne de Lille, les designers ont invité les habitants à associer des émotions à leurs lieux de vie. Ces émotions seront ensuite reprises dans les quatre niveaux du parking de la gare, et représentées de manière graphique et sonore. Le but est de permettre aux roubaisiens de raconter leur ville aux usagers du parking qui n’habitent pas la ville, afin de les inciter à venir visiter la ville de Roubaix.

Crédit : Collectif Graphites

De la collaboration pour recréer du lien social

En plus d’être mieux accepté par les citoyens, un projet co-construit favorise ensuite la rencontre de publics hétérogènes. Au pôle Social et Culturel d’Armentières, le préau a été réaménagé en salle d’accueil mutualisé : tous les usagers des différents services et associations arriveront tous par cette entrée, ils pourront y boire un café, y lire un livre, les enfants pourront y jouer… Les designers ont imaginé cet espace, pour que chacun s’y sente bien et que ce lieu devienne un lieu de vie et de rencontre. Ainsi le pôle Social et Culturel a pour ambition de recréer du lien social entre des publics qui ne se fréquentent pas de manière habituelle, comme par exemple entre le public de l’école de musique et celui des Resto du Cœur. 

Au Parking Gare de Roubaix, l’œuvre composée de témoignages des roubaisiens suscite la curiosité des utilisateurs du parking, qui souvent ne sont pas roubaisiens et ne connaissent pas forcément cette ville. Par le biais de ces témoignages, qu’ils soient

visuels ou auditifs, les usagers vont être interpellés et peut être avoir envie de prendre le temps de se promener à Roubaix, et ainsi pourquoi pas croiser celles et ceux qui les ont incités à sortir de ce parking. Ce dispositif crée donc un lien plus indirect entre les habitants de Roubaix et les visiteurs.

Dans ces démarches, le design est un réel atout afin de favoriser le lien social, car selon les mots du sociologue Benjamin Pradel, à l’occasion de la Biennale Internationale du Design à Saint-Etienne en 2019, “Le design comme activité de création, c’est autant de signes et de prises qui vont ouvrir ou fermer, créer du conflit ou du lien social pour les individus qui vont s’approprier la ville”[1].  


[1]Le design urbain, créateur de lien social”, lyoncitydemain.com

La collaboration entre acteurs très différents fait face

à de nombreux obstacles

La collaboration des différentes parties prenantes dans l’élaboration d’une politique publique ou d’un aménagement urbain est un phénomène relativement récent, et donc la culture de la collaboration n’est pas encore ancrée chez les différents acteurs, ce qui constitue une première difficulté. A Armentières, il a fallu convaincre les agents municipaux que la collaboration avec des designers apporte une réelle plus-value dans le projet, même si cela modifie certaines de leurs pratiques et de leurs habitudes. Dans une collaboration inhabituelle comme celle-ci, les acteurs peuvent montrer des réticences. Cette limite peut être surmontée par différents moyens, par exemple dans le projet Les Villages du futur (Région Bourgogne), la première étape de la collaboration a été de former les agents de la région aux pratiques du co-design et de la création collaborative.

Dans un second temps se pose la question de la pérennité de la collaboration. Pour éviter qu’elle ne soit que ponctuelle, il faut accompagner le mouvement, le soutenir et le faire vivre sur la durée comme c’est le cas au Pôle Culturel et Social d’Armentières,

où les pilotes du projet souhaitent dans un second temps utiliser le design pour favoriser l’émergence de projets transversaux entre les différents services et associations qui occupent le lieu. 

Le recueil des témoignages des habitants constitue une autre difficulté, comme cela a pu être expérimenté dans le cadre du projet Parking Gare de Roubaix. Il faut en effet parvenir à définir le nombre de réponses souhaitées, établir les différents profils à interviewer, pour que le travail ne soit ni trop restreint ni trop large. De plus, il faut réussir à établir une discussion naturelle avec les habitants, afin de pouvoir obtenir leur ressenti de manière fiable et sans filtre, et ainsi pouvoir les utiliser sans les déformer. 

Enfin, il est difficile de voir la portée et les possibles implications d’un projet quand sa réalisation est encore en cours, il n’existe pas encore un recul suffisant pour pouvoir évaluer la pérennité de la collaboration, ni pour pouvoir évaluer l’efficacité de la mise en place de ces projets. 

Conclusion

La collaboration de différentes parties-prenantes dans les projets d’aménagements ou la conception de services publics est un processus relativement récent et qui ne va pas de soi. Aucun acteur n’y est habitué et cela peut entraîner des difficultés, que ce soit au moment de la mise en œuvre du projet ou dans son utilisation une fois qu’il est fini. Pourtant ces processus de collaborations méritent d’être développés, notamment avec les citoyens dans la mesure où cela permet de créer un produit ou un service qui correspond à leurs besoins et à leurs usages et qu’en participant à ces projets ils peuvent se les approprier. De plus un lieu co-construit est plus à même de susciter des interactions et des dialogues, c’est-à-dire du lien social. Toutefois pour que ce type de projets soient vraiment collaboratifs, il convient de veiller à l’inclusion la plus hétérogène possible des citoyens.

Enfin, il est difficile de tirer des conclusions sur des projets non finis : est-ce que les résultats seront à la hauteur des attentes ? Est-ce que ces projets vont vraiment faire naître du contact entre les usagers sur le long terme ? 

Un article écrit par Lucie SCHNEIDER et Léo KACZOR, deux étudiants de la majeure métiers des relations public/privé Sciences Po Lille.