La cartographie participative, un outil de collaboration entre les citoyens ?

Nathalie Joyeux, Camille Pichot et Camille Serrisier

La cartographie participative, un outil de collaboration entre les citoyens ?

Depuis la carte papier Michelin jusqu’au succès de Google Maps, la carte fait partie de nos quotidiens : partir en vacances, rejoindre des ami.e.s, trouver un restaurant, aller à un concert. Quel que soit la diversité de nos besoins et de nos profils, la carte apparaît comme un outil adaptable. Son usage persiste dans le temps, notamment grâce au travail de design effectué sur l’esthétique, l’ergonomie et les données contenues. Toutefois, si l’on porte un regard plus attentif sur le sujet, on remarque que depuis quelques années, les cartes laissent progressivement place aux cartographies, et les cartographies participatives émergent.

Quand on choisit de parler de cartographie plutôt que de carte on met l’accent sur le processus d’élaboration, de construction de la carte. Depuis une quinzaine d’année, les « cartes participatives » sont de plus en plus fréquentes. Gilles Palsky, qui a travaillé sur la question remarquait en 2005 que « ses occurrences ne s’élevaient qu’à quelques dizaines sur les principaux moteurs de recherche de l’internet » et se sont démultipliées depuis. Pour G. Palsky : « peu de cartes sont le produit d’un geste individuel ». Avec la cartographie participative, on donne selon lui de la valeur aux savoirs locaux basés sur « une expérience ou une connaissance directe du territoire représenté ». La cartographie participative est une «cartographie de l’habitant, non

bien sûr au sens strict celui qui demeure en un lieu, mais plus largement celui qui en fait usage »[1]. Le savoir des expert.e.s, leur vocabulaire et leurs codes laissent place aux émotions, aux sens et aux souvenirs des usager.ère.s. Selon Catherine Didier-Fèvre et ses collègues, la cartographie participative apparaît alors comme « un projet commun de constitution d’un savoir géographique » et comme une «vaste entreprise de mutualisation des savoirs, engagée par les habitants »[2]. Ces méthodes émergent depuis une quinzaine d’année sous l’influence du design-thinking qui s’appuie sur l’expertise d’usage. De fait, les objets de ces cartes deviennent très divers : villages patrimoines, lieux culturels insolites, savoirs indigènes, street-art, concerts, vélos, trottinettes électriques, voiture en autopartage, système de monnaie complémentaire, cartographie du bruit. Les applications mobiles utilisant la géolocalisation prolifèrent mais les sites internet et déambulations en marchant sont aussi des procédés utilisés. En cartographie participative, comme en design thinking, il existe différents modes de faire qui amènent à des projets de ville collaborative. Dans ce contexte, comment est-ce que la cartographie participative est venue reconfigurer notre rapport à l’espace et aux autres ? Voyons la dimension participative véhiculée par ce nouveau type de carte puis intéressons-nous aux enjeux soulevés.


[1]Gilles PALSKY, 2013, « Cartographie participative, cartographie indisciplinée », L’information géographique, 2013/4, Vol. 77, pp.10-25

[2]Catherine DIDIER-FEVRE, Matthieu NOUCHER,2013, « Cartographie   participative    sur   le   net »,L’informationgéographique, 2013/4, Vol. 77, pp.149-

Insolille est un projet touristique ludique basé sur le partage des lieux insolites de la ville de Lille. Cette application prévoit un mode explorateur et un mode guide. Il est ainsi possible de découvrir la ville et ses événements à travers les récits de vie locaux et des défis à relever. L’ambition de ce projet est de créer du lien entre les habitant.e.s de la ville et les touristes d’un jour et de faire de la ville un nouveau terrain de jeu.

Qu’est-ce qui se cache derrière cette idée de cartographie participative ?

Les transformations socioéconomiques des années 1960 ont bouleversé nos rapports à nos lieux de vie. Tandis que Lille ferme peu à peu les portes de ses usines industrielles, les termes de « crise de la représentation » ou « déclin du lien social » apparaissent dans les débats. Puis, à partir des années 1980, les cartographies participatives se développent. Cette cartographie créée par et pour les habitants met fin au monopole de la cartographie traditionnelle, produite par les experts selon des règles précises (pictogrammes, codifications IGN…). Ce caractère novateur de la cartographie participative est en lien avec le design. Par exemple, comme en design thinking il y a une volonté de co-créativité centrée sur l’usager et la recherche permanente de nouvelles solutions.

Comme pour le design, la cartographie participative ouvre un nouveau champ des possibles. Elle est par exemple très présente dans les actions d’aide humanitaire où ces cartes ont un bien meilleur succès auprès des communautés concernées que les cartes officielles fournies par les organisations d’aide. Lors du cyclone Katrina à Sandy (Nouvelle-Orléans), c’est aussi un système de cartographie participative qui liait les victimes aux secouristes volontaires.

La cartographie participative transforme également nos pratiques touristiques en nous permettant la découverte de lieux plus secrets, souvent hors de nos guides traditionnels. A Lille le projet Insolille (voir encadré) est un bon exemple de ce phénomène : il devrait aboutir à la création d’une application mobile sous la forme d’un jeu de piste mettant en relation ses utilisateur.rice.s, certain.e.s indiquant les lieux les plus insolites et méconnus de Lille, et permettant le partage d’anecdotes sur ces lieux. Dans cet esprit, le pouvoir de la cartographie participative va au-delà de la simple représentation géographique d’un espace.  Elle dévoile et met en avant de nouveaux savoirs, jusqu’alors ignorés, sur ce que Guy de

Méo appelle l’«espace représenté »[1]des habitant.e.s., constitués de leurs histoires et leurs pratiques du territoire. Elle apporte ainsi une dimension sociale manquante aux cartes traditionnelles. C’est le pari relevé par le projet de la cartographie participative des cheminées d’usine (CPCU), utilisant la cartographie participative pour récolter les récits des Lillois.es sur les cheminées industrielles de la ville qui sont de véritables totems socio-historiques. 

La CPCU illustre aussi les apports politiques possibles de la cartographie participative. Dans ce cas, le processus de création est souvent plus important que le résultat produit. Il en va de même avec le design. Le design « Haute Qualité Démocratique » cherche à développer le vivre ensemble par des projets communs. Cette vision s’inspire de celle du philosophe américain John Dewey pour qui la démocratie se définit par « la participation des individus à des actions collectives »[2]. En ce sens le design et la cartographie participative se rejoignent dans leur dimension démocratique. 

En effet, la fabrication des cartes est l’occasion pour les habitant.e.s de débattre de leur vision du territoire et parfois de leurs idées d’aménagement. Au Canada les autochtones de Colombie Britannique (les Lil’wat), ont par exemple participé à un projet de cartographie participative autochtone. L’objectif étant la réappropriation culturelle et territoriale de cette minorité, mais aussi de leur attribuer une forme de reconnaissance et de légitimité. La cartographie participative a donc un potentiel émancipateur. Elle permet aux communautés et individus d’exprimer leur vision propre de leur lieu de vie. De ce fait, les acteurs et actrices prennent part à la gouvernance du territoire et la cartographie participative devient un lien nouveau connectant les habitant.e.s aux décideur.euse.s politiques.


[1]Guy DI MEO, 1998, « De l’espace aux territoires :éléments pourunearchéologiedesconceptsfondamentauxdelagéographie », L’Information Géographique, n°62-3, pp. 99- 110

[2]John DEWEY, 1990, Démocratie et Education, Paris, Armand Colin et Nouveaux Horizons

Des complications et des défis

Nombreuses sont les cartographies participatives qui s’appuient sur l’usage des nouvelles technologies, principalement les smartphones et leur fonction de géolocalisation. Toutefois, la question de l’exclusion des personnes coupées des technologies se pose car c’est tout une partie de la société qui devient défavorisée dans la découverte de la ville. C’est notamment l’une des limites à laquelle le projet d’Insolille fait face. Ainsi, on donne encore moins la voix que d’habitude aux populations fragilisées qui ne sont pas nécessairement à l’aise avec la technologie.

Autre point, la collecte de données. La cartographie participative se base sur un modèle où l’information des usager.ère.s (bottom-up). Toute la difficulté est alors de susciter une participation massive et dans la durée afin de collecter suffisamment de données. C’est une limite qui pourrait mettre en péril un projet comme Insolille. Face à ce défi, la Cartographie Participative des Cheminées d’usine (CPCU) organise un grand nombre d’ateliers et de projets pour inciter de nombreuses personnes différentes à participer ; en plus de s’appuyer sur la masse d’informations collectées par les associations qui s’intéressent à la mémoire du passé industriel du territoire.

Dans ce cas, les habitant.e.s ne pilotent pas le projet de cartographie participative, mais ils assurent son bon fonctionnement. Pour toute cartographie participative, un des enjeux est aussi de choisir entre autonomie des citoyen.ne.s et une collecte de données professionnelle et représentative. 

Enfin, l’avenir de la cartographie participative est peut-être tout autre. Cartographier les jardins urbains [1], les initiatives d’économie durable [2], les producteurs locaux [3]

ou encore les véhicules partagés [4]serait un moyen de faire de la cartographie participative un outil contributif à la transition écologique [5]. Dans les travaux de Melissa Viola Eitzel et ses collègues [6], on voit que des projets récents ont déjà prouvé que l’usage de la cartographie participative dans le domaine du développement durable peut être une façon efficace de responsabiliser les citoyens. C’est aussi l’occasion d’encourager les adultes à continuer d’en apprendre plus sur les technologies et le développement durable, ou d’en faire des acteurs actifs dans le développement de la ville.


[1]Pour exemple, le projet « Gärten im Überblick » entre l’Allemagne et la Suisse

[2]Pour exemple, le projet « Réseau des Consommateurs Responsables »

[3]Pour exemple, le projet « Près de chez vous »

[4]Pour exemple, le projet « Belgique, mode d’emploi »

[5]Vinicia,2018,“10exemplesdecartographieparticipative”, [en ligne], https://vicinia.be/fr/10-exemples-cartographie- participative

[6] Melissa Viola EITZEL et al., 2018, “Sustainable development as successful technology transfer: Empowerment through teaching, learning, and using digital participatory mapping techniques in Mazvihwa, Zimbabwe”, Development Engineering, n° 3, pp. 196-208

La cartographie participative des cheminées d’usine (CPCU) est une cartographie en marchant. Elle s’appuie sur le patrimoine historique et social cher aux habitant.e.s du Nord : les cheminées industrielles. Cette cartographie recueille la mémoire des habitant.e.s, tisse une collaboration étroite entre associations, habitant.e.s, ancienn.ne.s ouvrier.ère.s, passionné.e.s et passant.e.s. Chacun.e est incité.e à participer à sa manière (récits, vidéo, photo, ateliers, prospection…) et à se réapproprier son patrimoine et sa citoyenneté.

Finalement, la cartographie participative est un processus exigeant, innovant et vecteur de nouvelles dynamiques sociales. Cette cartographie requiert l’adhésion, le temps et la participation massive des habitant.e.s afin que les données collectées soient suffisamment nombreuses pour rendre la carte produite exploitable. La force de cette démarche est d’accueillir la diversité des usages et des usager.ère.s tout en ayant des objectifs variés. La cartographie participative apparaît comme un moyen pour réintroduire du collectif dans la ville, pour encourager la rencontre et le débat. Elle se rapproche en ce sens des méthodes de design thinkingoù collaboration, communication et cocréation sont des outils indispensables. De cette façon, la cartographie participative est un outil intéressant pour développer la ville collaborative. 

Toutefois, afin de rendre ces cartes plus opérationnelles, il serait intéressant d’inciter les porteur.euse.s de cartographie participative à coopérer davantage, ce qui permettrait de résoudre les défis majeurs de la participation des usager.ère.s et de la collecte de données. Par ailleurs, investirles enjeux de transition écologique serait l’occasion de faire de la cartographie participative un outil de savoir au service d’une cause d’ampleur et pour laquelle la mobilisation citoyenne estindispensable. Laissons-donc l’avenir nous montrer toutes les possibilités pour la cartographie participative. 

Un article écrit par Nathalie Joyeux, Camille Pichot et Camille Serrisier, trois étudiantes de la majeure métiers des relations public/privé Sciences Po Lille.

Remerciements

Merci à Fiona Lebre (co-conceptrice du POC Insolille) et Denis Plancque (porteur de projet du POC Cartographie Participative des Cheminées d’usines) pour nous avoir accorder leur temps et leur attention durant les entretiens que nous avons menés ensemble.

Nathalie Joyeux, Camille Pichot et Camille Serrisier