La co-construction d’une vision pour le territoire, une démarche inclusive pour mieux vivre ensemble

Cléa Cochelin et Jade Hourman

La co-construction d’une vision pour le territoire, une démarche inclusive pour mieux vivre ensemble

Alors que les logiques traditionnelles de planification urbaine sont souvent inadaptées aux attentes des citoyens, les méthodes du design permettent de repenser la fabrique du territoire. Les différentes parties-prenantes sont investies dans un processus de co-construction, l’enjeu étant de partager une vision commune sur le futur souhaité pour le territoire.

D’après l’Observatoire des usages émergents de la ville, 75% des français aimeraient avoir la possibilité de s’impliquer davantage dans les grandes décisions concernant leur quartier ou leur commune (données : novembre 2017). Il est sûrement déjà arrivé à plus d’un d’entre nous de se balader près de notre foyer, et de découvrir de nouveaux aménagements qui auront un impact sur nos usages. Ces aménagements peuvent ne pas correspondre avec la vision que l’on a de cet espace. En tout cas, si l’on en croit les chiffres de l’Observatoire, les trois quarts de la population française auraient souhaité participer à la réflexion sur l’évolution de leur territoire ! 

Dans un contexte de crise de la démocratie représentative, la manière de concevoir les politiques territoriales est remise en question. De grands projets de planification urbaine ont été ajournés ces dernières années, dû à une forte contestation de citoyens qui ne voulaient pas, a posteriori, de ces transformations. Traditionnellement, ce sont les politiciens et les experts qui élaborent une vision pour le territoire, les citoyens n’ayant qu’une information partielle de ce qu’il va se passer. Pourtant, ces derniers sont les premiers concernés par ces transformations urbaines, et sont également souvent le plus au fait de la complexité sociale du territoire. Dans ce cadre, il semble nécessaire de penser la ville par, pour, et avec les habitants. Mais, co-construire une vision du territoire à très grande échelle et avec un très grand nombre de partie-prenantes, est-ce réalisable ? Tout d’abord, c’est largement souhaitable ! Les politiques se trouvent dans l’incapacité de produire une vision de la société sur un temps long : l’agenda électoral est souvent un frein pour en construire une qui soit cohérente. Face à ce constat, les citoyens ont leur rôle à jouer, car ils sont légitimes pour penser l’avenir et la société dans laquelle les prochaines générations vont évoluer. Réfléchir sur des problématiques territoriales qui affectent notre vie quotidienne est d’autant plus nécessaire aujourd’hui que notre environnement est menacé. Produire une vision du territoire, c’est donner la capacité à chacun de créer des conditions opportunes pour vivre sereinement. Si la perspective sur 20 ans, 30 ans ou 40 ans peut sembler longue, on peut rapidement y trouver un intérêt concret puisque c’est aussi un moyen de redonner du sens à nos actions présentes.

Le mot collaboration vient du latin cum laborareou « travailler avec ». La dimension collective y est donc inhérente. Cette idée de collaboration dans l’élaboration des politiques publiques vient

bousculer la « matrice administrative », où les faiseurs de politiques publiques sont les élus ou les techniciens (les destinateurs), cantonnant les citoyens lambda à un rôle passif (les destinataires). La co-construction vient renverser la logique prévalente de planification par le haut pour y substituer une logique ascendante et expérimentale. L’habitant est le principal destinataire des politiques publiques, on lui reconnait donc une expertise d’usage qui se conjugue avec la légitimité portée par les élus dans le cadre de la démocratie représentative pour s’adapter au mieux aux singularités socio-spatiales du territoire. L’idée est de faire travailler des équipes pluridisciplinaires ensemble (élus, experts, citoyens…) afin de proposer des améliorations concrètes sur une problématique. Ces équipes réinterrogent les mécanismes classiques de l’action publique pour proposer des nouveaux processus et des outils pour co-construire une vision commune du territoire.

La première étape de tout projet d’aménagement consiste à élaborer une vision pour le territoire. Pour qu’un projet réponde in fineaux besoins des usagers, ces derniers doivent être associés dès les prémisses. La co-construction accorde une place et une reconnaissance aux savoirs citoyens, on ne trouve pas d’asymétrie de rôle entre le « sujet-expert » (l’élu) et « l’usager-naïf » (le citoyen lambda). Tout le monde est mis sur un pied d’égalité. Les méthodes du design apportent des outils aux collectivités pour organiser cette co-construction. L’approche « par tâtonnements » est utilisée, pour valoriser la controverse et l’erreur comme moyens d’exploration et d’apprentissage. Les solutions pensées doivent être pragmatiques, le but étant de pouvoir les appliquer. Le projet « Bords de Deule 2040 » a mis en place des ateliers de 5 personnes venant d’horizons différents où les participants devaient s’interroger sur les besoins de 8 profils d’usagers (un cycliste, une famille, un entrepreneur, etc). Ces ateliers de travail permettent de créer une « intelligence collective », où chaque partie-prenante apporte ses savoirs et ses compétences pour définir ensuite la solution la plus adaptée aux usages. 180 solutions ont finalement été proposées, déclinées en 5 intentions stratégiques, faisant office de valeurs pour amorcer la transition du territoire.

L’objectif recherchée par la co-construction d’une vision pour le territoire est de concevoir des projets concrets. Le projet « cœur de ville » de la Madeleine en est une illustration. L’élaboration d’une boite à idées a permis d’amorcer le projet de rénovation de la place du marché. Pendant 5 mois les citoyens ont été sollicité pour partager leur vision de la place qu’ils souhaitaient pour le futur (par des enquêtes publiques sur le terrain, des questionnaires en ligne, des réunions avec des acteurs identifiés…). Un cabinet d’urbanisme a ensuite été chargé d’imaginer trois projets d’aménagements bien distincts, prenant en compte les idées des habitants. Lors d’une deuxième phase de consultation, les habitants ont voté pour leur projet favori. L’intérêt d’une telle démarche est de favoriser la communication entre les différentes parties-prenantes, et de développer une compréhension partagée des enjeux. 

Le projet Cœur de Ville de la Madeleine est une démarche de co-construction avec les habitants pour réhabiliter la place du marché. Des actions innovantes ont été mises en place : boîte à souvenirs, affiche interactive avec une question différente chaque mois, construction de maquettes par les collégiens, etc. 

Il y a eu 3 temps dans la réalisation du projet :

  • Phase 1 de la concertation : identification des besoins par les usagers lors de divers ateliers pour déterminer leur vision de la future place 
  • Prototypage de 3 projets d’aménagement distincts par un prestataire 
  • Phase 2 de la concertation : vote citoyen, c’est le projet « Le Lien » qui a été choisi

En pratique, l’élaboration co-constructive d’une vision du territoire s’avère souvent complexe. Créer une collaboration qui soit suffisamment inclusive est un défi difficile à réaliser, d’autant plus lorsqu’il s’agit de mobiliser un très grand nombre de partie-prenantes. Le public est souvent assez homogène et déjà politisé. Comme le montre Christine Bellavoine et Elsa Blondel dans un article pour la revue Participation de 2019, les milieux populaires s’inscrivent très peu dans ces dispositifs de co-construction. De plus il y a souvent un certain apriori et une suspicion de ces dispositifs car organisés par les « décideurs »[1]. Or c’est justement la rencontre entre acteurs hétérogènes qui offre l’opportunité de construire une vision durable du territoire. Pour constituer un panel d’acteurs qui soit large, une réflexion doit être faite sur la manière dont les habitants sont sollicités. En effet, cela configure pour partie le profil du public constitué, certaines populations étant de fait exclues (par exemple, les personnes qui ne sont pas à l’aise avec la technologie ne peuvent pas participer à des sollicitations numériques). Diversifier les modes de sollicitation des personnes est un moyen de contourner ce biais (envoi de mails, publications sur les réseaux sociaux, porte à porte, courrier, etc). Dans l’exemple du projet Bords de Deule 2040, les participants ont été choisi arbitrairement. Les personnes identifiées étaient sollicitées par mail.


Bien que cette communauté regroupe des profils divers (élus municipaux, collectifs de riverains, promoteurs immobiliers, experts, acteurs économiques, associations, commerçants), l’élargir davantage est souhaitable, notamment pour inclure plus de citoyens. Pour que cela fonctionne, il faut avoir une communication efficace et une certaine transparence sur les actions menées. Dans le projet de la Madeleine, on ne connait pas le profil des participants à la phase 2 de la concertation (le vote était par internet et anonyme). Or il est intéressant d’avoir une visibilité sur ces données :  est-ce que le public sollicité à la phase 1 a de nouveau participé, ou bien le public s’est renouvelé ? Co-construire une vision du territoire, cela prend du temps ! L’objectif dans ce processus est de pérenniser la collaboration, en gardant des participants impliqués dans le temps. Dans le projet des Bords de Deule, chaque participant fait partie d’une seule et même communauté. L’avantage est la création d’un sentiment d’appartenance à un groupe porteur du changement. Mais, pour que l’intérêt des membres de la communauté perdure, il est essentiel de les solliciter régulièrement. Les parties-prenantes doivent sentir qu’ils ont un véritable rôle à jouer, et que leur participation est essentielle. Il faut éviter les temps morts dans ces projets qui s’écoulent sur le long-terme. 

Le projet Bord de Deule a pour objectif de co-construire une vision pour ce territoire à l’horizon 2040. Très convoité car très attractif, c’est plus de 6000 logements qui pourraient y être construits, ce qui signifierait un doublement de la population. Pour que les promoteurs ne soient pas les seuls acteurs de la transformation du territoire, une quinzaine de groupes constitués chacun de 5 parties-prenantes ont réfléchi sur les besoins et attentes de 8 profils d’usagers. Le but de ces ateliers est de susciter le débat et de croiser les regards sur les problématiques des usagers. 

L’exercice de prospective est complexe dans la mesure où il est toujours difficile de se projeter dans un futur lointain. L’aménagement du territoire est une démarche qui s’étale sur de longues années, dont la première étape est la définition d’une vision, avec des solutions opérationnelles répondant aux besoins des citoyens. Pour que cette vision soit cohérente, il est essentiel qu’un très grand nombre de partie-prenantes soient associées au projet, pour créer une dynamique de co-production créative. Mener cette collaboration à très grande échelle implique de mobiliser encore plus d’acteurs. Les nouvelles technologies et notamment le numérique sont ici des outils indispensables pour pouvoir relever ce défi.

Finalement, il est important de rappeler que la co-construction d’une vision du territoire est un processus qui se veut itératif. A chaque étape, des enseignements sont à tirer pour améliorer en continu la démarche. La réalisation de bilans réguliers est nécessaire pour toujours envisager de nouvelles formes de mobilisation des acteurs. Construire ensemble la ville, c’est un moyen de repenser la démocratie représentative en crise, en remettant les citoyens au centre du jeu. 

Un article écrit par Cléa Cochelin et Jade Hourman, deux étudiantes de la majeure métiers des relations public/privé Sciences Po Lille.